dans Bordier & Cie

Un Russe qui meurt à pic

Serguey Churin, 25 ans, était un témoin-clé dans l’affaire des 120 millions de dollars blanchis par liasses de billets de 100 dans les coffres de la banque privée Bordier & Cie. Il est décédé dans des conditions suspectes. L’enquête du procureur genevois Marc Tappolet s’arrêtera probablement là.

Le 6 mars dernier à 9h30, Stanislav Kovtun était convoqué pour une audience dans le bureau du procureur genevois Marc Tappolet. Interrogé sur son «expérience professionnelle», le Russe de 47 ans installé à Cologny a expliqué tout tranquillement que sa principale activité consistait, depuis près de six ans, à agir comme prête-nom pour Vladimir Antonov.

Cet homme d’affaires arrêté à Londres en 2011 est accusé par les justices britannique et lituanienne d’avoir coulé deux banques à Vilnius et à Riga, d’avoir escroqué des milliers de petits épargnants et détourné près d’un milliard d’euros.

Avec l’audition de Stanislav Kovtun, la justice helvétique avait pour la première fois l’occasion d’interroger un des principaux lieutenants d’Antonov, qui a longtemps utilisé Genève comme base arrière.

Mais l’aveu de Stanislav Kovtun n’a pas du tout intéressé Marc Tappolet. Cette confession sortait du cadre de l’affaire défini par le magistrat. Le procureur voulait savoir dans quelles circonstances une société offshore de Vladimir Antonov avait été utilisée, en mars 2011, par trois escrocs russes pour blanchir 160 millions de dollars, dont 120 avaient atterri dans les coffres de la banque privée Bordier & Cie en liasses de billets de 100.

Le témoin Kovtun ne s’est pas montré très disert, égrainant ses réponses de «je l’ignore» et de «je ne sais pas». Pressé de révéler qui avait ordonné le transfert, le Russe a finalement répondu. Il a mis la faute sur un jeune homme de 25 ans, décédé depuis de mort suspecte.

«Il y avait deux personnes avec la signature pour ordonner ce transfert, a déclaré Stanislav Kovtun lors de l’audience. Il s’agissait de moi-même et de M. Serguey Churin. Ce n’est pas moi qui ait fait cela, c’est donc M.   Churin.» Avant de donner cette précision: «M. Churin est décédé en décembre 2011.»

Là encore, le procureur Marc Tappolet n’a pas cherché à en savoir plus.

Cette disparition prive pourtant la justice genevoise d’un témoin clé. Le jeune homme agissait depuis 2006 comme trader, comptable et comme homme de paille pour le clan Antonov. Une de ses activités, en tant qu’administrateur de sociétés offshores, consistait à signer des documents et des contrats – parfois faux – pour justifier des mouvements d’argent.

La signature de Sergey Churin figurait par exemple sur le faux contrat de vente qui avait servi aux trois fraudeurs russes pour expliquer l’origine de leur magot auprès de la banque Bordier. En échange de ce service, le clan Antonov aurait ponctionné une commission de 25% – 40   millions de dollars – sur les 160 issus de la fraude. Les trois Russes ont ensuite pu déposer leurs 120 millions grossièrement blanchis auprès de Bordier & Cie.

Sergey Churin est décédé à Moscou le 10 décembre 2011, deux semaines après l’émission d’un mandat d’arrêt international contre Vladimir Antonov par les autorités lituaniennes. Bordier avait dénoncé ses trois clients russes pour blanchiment en octobre.

Le certificat de décès de Sergey Churin, que «Le Matin Dimanche» s’est procuré, décrit la cause de la mort en trois mots: «nécrose hémorragique du pancréas». Un tel diagnostic sur un individu de 25 ans surprend les spécialistes.

Christian Palmiere, expert rattaché au Centre romand de médecine légale, est catégorique: «Je n’ai jamais vu une pancréatite aiguë létale sur un jeune de 25 ans». La défaillance de cet organe, extrêmement douloureuse, peut être provoquée par un alcoolisme avancé. Christian Palmiere note qu’elle peut aussi être causée par un violent traumatisme abdominal.

L’âge surprend également le professeur Nicolas Demartine, chef du Service de chirurgie viscérale du CHUV. Il précise qu’une pancréatite aigüe provoque des douleurs insupportables: «Une personne qui en souffre réclame forcément à être conduite à l’hôpital. »

Sergey Churin est décédé chez lui, à Khotkovo, une petite ville à 60 km de Moscou. Ses derniers appels et SMS étaient adressés à Stanislav Kovtun.

Devant le peu de réaction du procureur Tappolet, c’est finalement Alexis Meleshko, l’avocat d’un des trois Russes accusés de la fraude, qui est intervenu durant l’audience. C’est lui qui a interrogé le Russe de Cologny sur le triste sort de Sergey Churin, «qui a eu le bon goût de décéder lorsque des questions sont apparues».

Détenait-il des documents? Où est passé son ordinateur? «Je ne sais pas, a répondu le témoin. Après son décès, je suis allé voir dans son bureau, mais je n’ai rien trouvé. »

Marc Tappolet n’a pas souhaité s’exprimer publiquement sur l’affaire. Le Parquet de Genève considérerait que les agissements du clan Antonov relèvent de la justice lituanienne.

Stanislas Kovtun n’a pas été inquiété. A l’issue de l’audience, il a pu reprendre tranquillement ses activités au sein de Multiasset SA, la société genevoise dont il se dit «bénéficiaire économique à titre fiduciaire» pour le compte de Vladimir Antonov. Ce dernier devrait être extradé prochainement de Londres pour être jugé à Vilnius. Stanislav Kovtun n’a pas répondu à nos messages.