dans big oil, corruption

Smoke On The Water

Le fiscaliste Xavier Oberson avait présenté la compagnie pétrolière Socar aux organisateurs du Montreux Jazz. Ce contrat de sponsoring de 400’000 francs est devenu source d’embarras, tant pour l’avocat que pour les organisateurs.

Manifestation dans le centre de Bakou, le 2 avril

D’habitude si prolixe dans les médias où il décode régulièrement les aspects les plus obscurs des accords fiscaux internationaux, Xavier Oberson est cette fois un peu gêné aux entournures. L’avocat genevois ne conteste pas: c’est bien lui qui a donné un coup de pouce au Montreux Jazz Festival, à la fondation duquel il siège, en lui trouvant un sponsor inattendu. Le 11 avril dernier, la compagnie nationale azérie Socar signait un chèque de 400’000 francs (lire le rectificatif à la fin de l’article) pour aligner son logo en forme de puits de pétrole parmi les principaux partenaires du festival. Un joli coup pour le Montreux Jazz, qui devait de toute urgence trouver un remplaçant au vaudois Kudelski. Sauf que le nom de l’heureux élu a n’a pas tardé à provoquer l’indignationdes associations de défense des droits de l’homme.

L’avocat tempère en expliquant que l’intérêt de ce partenariat entre le joyau de la dictature azérie et le Montreux Jazz est «avant tout culturel». Surnommé le «Carlos Santana de la fiscalité suisse», ayant hésité jeune entre la guitare et le barreau, Xavier Oberson chante volontiers les louanges de l’Azerbaïdjan, ce petit pays «à cheval entre l’Orient et l’Occident» et dont la richesse culturelle «s’exprime pleinement dans son univers musical».



« Never Enough », par Emin Agalarov, beau-fils du président Ilham Aliev
Le fiscaliste rappelle aussi que Socar a «beaucoup investi en Suisse» ces dernières années. C’est peu dire. Il y a d’abord eu les dizaines d’emplois créés à Genève par l’implantation d’une succursale de courtage de pétrole, Socar Trading, le rachat des 170 stations-service Esso en novembre passé et, il y a dix jours, un accord avec Migros. Et enfin le Montreux Jazz.

Les organisateurs du festival n’ont pas eu beaucoup de temps pour se réjouir. Une semaine après l’annonce de ce partenariat, la société azérie était à nouveau la cible des ONG, Amnesty International et Reporters sans frontières en tête. Le 17 avril, six jours après l’annonce du sponsoring helvétique, des employés de Socar passaient à tabac un journaliste alors qu’il filmait la destruction de maisons – habitées – en bordure d’un champ pétrolier à Bakou. Malaise.

Interpellé par Amnesty, le secrétaire général du festival, Mathieu Jaton, assurait avoir demandé des explications sur cette affaire à son nouveau sponsor. «Socar nous a immédiatement répondu et assuré qu’une enquête était en cours, information que nous avons d’ailleurs transmise à Amnesty International, explique aujourd’hui le festival. Or, deux mois plus tard, toujours rien. «Nous n’avons pas encore reçu de suite à ce sujet», confirme la porte-parole Corinne de Puckler.

Si les organisateurs du Montreux Jazz n’avaient pas vu venir l’embrouille, Xavier Oberson, rompu à la prudence du monde bancaire, n’avait-il pas pressenti le «risque réputationnel» que faisait courir le régime totalitaire d’Ilham Aliev sur l’événement de Claude Nobs? Une once d’agacement pointe dans le ton d’ordinaire si policé du fiscaliste: «Des grandes banques suisses ont aussi eu leur lot de problèmes, est-ce à dire qu’il ne faut plus travailler avec elles non plus? Où faut-il s’arrêter?»

Bonne question. Amnesty International dénonce depuis des années le régime des Aliev dont le père, Heydar, a régné sur le pays pendant près de 30 ans avant de passer les rênes à son fils Ilham en 2003. Le clan est régulièrement accusé de s’accaparer les richesses du pays, notamment via les services d’un avocat genevois, Olivier Mestelan (lire ci-dessous). En mars et en avril, des centaines de personnes sont descendues dans les rues pour réclamer des réformes démocratiques. Ces manifestations ont été sévèrement réprimées. Les enlèvements et les passages à tabac de journalistes sont devenus monnaie courante. Une correspondante azérie du site anglophone Eurasia. net, Khadija Ismayilova, a été victime de chantage après avoir révélé les intérêts cachés de l’épouse et des deux filles du président Aliev dans la société Azenko, mandatée pour la construction du palais à 135 millions d’euros érigé pour abriter l’Eurovision.

Ilham et Mehriban Alieva devant le Crystal Hall qui a accueilli l’Eurovision 2012.

Xavier Oberson trouve ces critiques «un peu sévères». «Il faut aussi laisser une chance à ce pays de s’en sortir», estime-t-il. L’avocat oublie toutefois un autre versant de la dictature azérie, qui devrait lui parler un peu plus. Les journalistes azéris ne sont pas les seuls à prendre des risques en se frottant de trop près au régime Aliev. Les avocats, eux aussi, s’exposent à des retours de bâton. C’est ce qui s’est passé, il y a une dizaine d’années, alors que se tissaient déjà les relations entre la compagnie de Bakou et la Suisse. Ces liens remontent en effet bien au-delà de 2007, date de l’arrivée des émissaires de Socar Trading à Genève. Cet épisode oublié avait vu des hommes de loi suisses, bien sous tous rapports, finir menottes aux poignets.

Retour en 1997. Quatre ans après l’indépendance de la toute jeune République d’Azerbaïdjan, Socar attisait déjà les convoitises. La compagnie venait de signer le «contrat du siècle» avec les majors occidentales en leur assurant l’accès aux immenses réserves de la Caspienne. L’ancien dirigeant Heydar Aliev, père du président actuel, caressait l’idée d’une privatisation. Ou du moins, il aimait le laisser croire.

De 1997 à 2000, les partenaires du cabinet d’avocat zurichois von Meiss Blum & Partners avaient été recrutés pour trouver des investisseurs potentiels. En sous-main, ces intermédiaires suisses avaient organisé le versement de dizaines de millions de dollars de pots-de-vin à des représentants de Socar et du gouvernement azéri, soi-disant pour assurer à ces investisseurs les grâces du président Heydar Aliev. Sans cesse reportée, la privatisation n’a jamais eu lieu.

En 2003, l’avocat Hans Bodmer s’est vu inculpé par les autorités américaines pour avoir organisé le transfert des commissions, via des banques suisses, jusqu’à leur livraison en liquide à Bakou par jet privé. Le Zurichois a été arrêté en octobre de la même année lors d’un voyage en Corée, avant d’être extradé vers les Etats-Unis. Hans Bodmer s’est tiré de ce traquenard en échange d’aveux, d’une caution d’un million et demi de dollars et d’un témoignage à charge contre un de ses mandataires de l’époque. Libéré et de retour en Suisse, il risque une peine de 10 ans de prison aux Etats-Unis.

Xavier Oberson tombe des nues en apprenant les premières tribulations helvétiques de Socar. Il dit n’avoir jamais entendu parler de cette affaire, ni de Hans Bodmer. Quant au passage à tabac du journaliste qui avait tant embarrassé le festival de Montreux, il dit attendre les explications de la compagnie azérie. «Nous examinerons le dossier attentivement, lâche Xavier Oberson. S’il le faut, nous prendrons les décisions nécessaires. »

Interrogée jeudi, l’agence de communication Farner mandatée par Socar disait disposer de nouvelles informations à propos d’une «enquête interne». Ce communiqué n’allait pas tarder, ne manquait plus que le feu vert de la direction du groupe azéri. Samedi à l’heure de mettre sous presse, «Le Matin Dimanche» ne voyait toujours rien venir.

Arzu, Leyla et leur mère Mehriban Alieva

LES FEMMES DU PRÉSIDENT

Olivier Mestelan cultive une discrétion extrême dans ses affaires. Et sans le Registre du commerce de Panama, il serait probablement resté dans l’ombre. C’est la journaliste azérie Khadija Ismayilova qui a révélé le rôle de l’avocat genevois dans la constellation très féminine du clan Aliev, formé de son épouse Mehriban et de ses deux filles Arzu, 21 ans, et Leyla, 26 ans.

L’avocat genevois Olivier Mestelan

Les enquêtes de la correspondante de Radio Free Europe et de Radio Liberty ont montré que les sociétés-écrans créées par Olivier Mestelan pour les deux sœurs Arzu et Leyla ont pris des participations dans toute une série de compagnies nationales.

Ces révélations ont déplu. Le 7 mars, la journaliste a reçu une enveloppe contenant des images d’elle en situation intime avec son compagnon, prises par des caméras cachées dans son appartement. Le message la menaçait d’être «diffamée» à son tour si elle continuait de se comporter de manière «incorrecte».

Khadija Ismayilova

Le 10 mai dernier, la journaliste a récidivé en publiant une nouvelle enquête, retraçant cette fois les intérêts des deux jeunes femmes dans la mine aurifère de Chovdar. Là encore, la piste remonte jusqu’à l’avocat genevois. Mardi dernier, le parlement de Bakou a voté une nouvelle loi pour restreindre l’accès public aux informations sur les sociétés azéries, notamment leurs structures actionnariales. Dans le lot, le législateur a accordé une immunité pénale à vie au président Aliev et à son épouse.

Olivier Mestelan n’a pas répondu à nos messages. Le patron de la petite société Privaxis Services toutefois ne dédaigne pas toutes les invitations médiatiques. En 2009, il s’était confié au magazine russophone Baku, édité par Leyla Alieva. Il y était présenté en collectionneur d’art amoureux de l’Azerbaïdjan. Fils d’un officier basque enrôlé dans l’armée française, il se disait touché par le peuple azéri, qui a lui aussi «farouchement lutté pour son indépendance». Venu à Bakou «par curiosité», il y a quinze ans, à l’invitation d’un ami, il s’est entiché de la ville au point d’y acheter une maison à deux pas du Palais des Chirvanchahs. Il s’y rend depuis trois à quatre fois par an. Il y a également ouvert une galerie d’art pour «faire le lien entre l’Orient et l’Occident» et mettre en valeur le potentiel exceptionnel du pays «sur le plan artistique, culturel et musical».

Rectificatif: le montant du sponsoring est de 400’000 francs, et non de 4 millions comme indiqué par erreur dans l’article original.