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La SEC se casse les dents sur un gérant genevois

La Commission boursière américaine fait trembler les plus grandes banques suisses, mais elle ne gagne pas à tous les coups. Un trader genevois accusé de délit d’initié est en passe de gagner son bras de fer contre la puissante SEC.

La place bancaire suisse serait désormais totalement soumise aux exigences des autorités américaines. Toute? Non! Après des mois de procédure, un gérant de fortune genevois accusé de délit d’initié aux Etats-Unis est parvenu à s’extraire des griffes de la très sévère Securities and Exchange Commission (SEC), le gendarme boursier américain. AntoineKhalife, trader d’origine libanaise installé à Genève, est en passe d’obtenir la levée des charges portées contre lui, mettant fin à un bras de fer qui l’a plongé dans une situation cauchemardesque depuis l’automne dernier, lorsque plusieurs millions de dollars ont été gelés sur les comptes de ses sociétés à New York et à Beyrouth.

L’affaire remonte à l’été 2011. Des analystes de la SEC chargés de la lutte contre les «abus de marché» avaient identifié des transactions suspectes sur l’action d’un producteur électrique espagnol, Telvent GIT, une semaine avant l’annonce de son rachat par Schneider Electric. L’OPA avait permis à des investisseurs au nez creux d’empocher des millions de dollars. Comme l’avait révélé «Le Matin Dimanche» le 18 mars dernier, la SEC avait sorti les grands moyens pour remonter à l’origine de ces achats, en bloquant 2,6 millions de dollars sur un compte new-yorkais de la banque dépositaire utilisée à l’époque par Antoine Khalife, Audi Saradar Private Bank de Beyrouth. Bien que soumise à un secret bancaire aussi drastique que connaît la Suisse, l’établissement libanais s’est empressé de dénoncer Antoine Khalife à la SEC, le désignant comme l’auteur des transactions sur Telvent.

Pour se sortir de ce guêpier, le trader s’est longuement soumis aux exigences de la commission. Il lui a fallu fournir de lui-même l’ensemble de ses e-mails concernant la transaction sur Telvent, puis répondre à quatre longues heures d’interrogatoire sous serment lors d’une conférence téléphonique conduite par un jeune avocat de la SEC, Paul Kisslinger. Le trader s’est notamment expliqué sur la stratégie d’investissement qui l’avait conduit à miser sur le titre Telvent, déjà bien avant les transactions litigieuses.

Le résultat de l’enquête est tombé discrètement dans une lettre de la SEC, encore non versée au dossier et adressée directement au juge en charge de l’affaire, le 21 mai dernier. Dans ce courrier, que «Le Matin Dimanche» a pu consulter, Paul Kisslinger admet que la «SEC n’a pas été en mesure de découvrir des sources d’informations non publiques» dont Antoine Khalife aurait pu jouir et qui auraient caractérisé le délit d’initié. En conséquence, le régulateur propose à la Cour d’abandonner les poursuites. «La SEC a dû admettre que son dossier était vide, et elle n’a eu d’autre choix que de l’écrire de façon très claire au juge», constatent les avocats genevois d’Antoine Khalife, Grégoire Mangeat et Fabien Aepli.

Le gérant souhaite maintenant obtenir un abandon des charges «with prejudice», l’équivalent d’un acquittement dans le droit civil américain. La SEC insiste, de son côté, pour limiter la décision à un simple classement de l’affaire. Antoine Khalife assure qu’il ne se contentera pas d’un règlement par la bande, quitte à faire durer la partie. «L’autorité américaine a tenté de m’écraser alors qu’elle n’avait rien contre moi, tonne-t-il aujourd’hui. J’ai décidé de résister jusqu’au bout». Entre-temps, le trader s’est retourné contre la banque libanaise Audi Saradar, à laquelle il réclame 10 millions de dollars de dommages.

Dans une autre affaire touchant la place genevoise, le trader d’origine turque Yomi Rodrig avait lui aussi vu les accusations de délit d’initié portées contre lui par la SEC soudain abandonnées en février dernier. Le cas illustre l’extrême complexité de ces affaires, où les preuves sont souvent difficiles à réunir et les procédures dispersées sur de multiples juridictions. Pour cerner Yomi Rodrig, la SEC avait déposé une douzaine de demandes d’entraide administratives en France, en Grande-Bretagne, au Luxembourg, aux Bahamas, en Hollande et en Suisse. Malgré ces efforts, les gendarmes de la Bourse n’étaient pas parvenus à remonter à la source des «informations privilégiées» qui auraient pu trouver leur origine, selon eux, au sein d’une «banque d’investissement suisse». La procédure contre Yomi Rodrig a été classée sans suite le 15 juillet.

Quatre traders genevois dans le viseur américain (article paru le 18 mars)

Le gendarme de la Bourse américaine s’intéresse de près à quatre traders genevois qu’il soupçonne de délit d’initié. Leurs secrets se trouvaient peut-être sur le BlackBerry de l’un d’entre eux, mais le téléphone est malencontreusement tombé dans l’eau

Robert Nesbitt a tout vu depuis son bureau flambant neuf de la 100e rue, à Washington. Ce spécialiste de la «surveillance des marchés» travaille au sein d’une nouvelle unité de la Commission boursière américaine (SEC) créée en 2010 pour lutter contre les «abus de marché» en tous genres. Lui, comme sa quarantaine de collègues, passe leurs journées à observer les marchés boursiers mondiaux en quête de «transactions suspectes». Ils utilisent aussi une base de données appelée TRC (Tips, Complaints and Referrals), développée conjointement avec l’unité d’analyse comportementale du FBI, qui récolte l’ensemble des dénonciations et des tuyaux anonymes adressés à la SEC.

L’été dernier, l’attention de Robert Nesbitt a été attirée par une série de transactions suspectes sur le cours d’un petit producteur espagnol d’installations électriques, Telvent GIT. Une semaine avant l’annonce de son rachat par le français Schneider Electric, des petits chanceux avaient misé gros, et en plein dans le mille. Le communiqué annonçant le rachat, diffusé le 1er   juin 2011 avant l’ouverture des marchés, a multiplié leur mise par six. Les inconnus avaient aussitôt liquidé leurs positions et empoché leur gain.

Pour la SEC, l’affaire ne fait pas un pli: «l’achat d’options en grandes quantités quelques jours avant une annonce publique suivie de leur revente immédiate est un comportement typique, qui implique de forts soupçons de délit d’initié», a expliqué Robert Nesbitt devant un tribunal. Moins d’un mois après la transaction, les enquêteurs de la SEC étaient remontés jusqu’à une banque libanaise, Audi Saradar Private Bank. Mais la piste s’évanouissait là. Et puis un nom leur est arrivé aux oreilles.

Le 4 novembre dernier, la SEC a porté plainte contre un trader d’origine libanaise installé à Genève, Antoine Khalife. Le patron de la société Iris Capital, basée à Beyrouth, est accusé d’être à l’origine des transactions suspectes sur le titre Telvent.

La SEC dit être remontée jusqu’à lui grâce aux informations réunies dans une autre affaire lancée sept mois plus tôt et impliquant un autre financier genevois. Le trader d’origine turque, Yomi Rodrig, avait lui aussi fait l’objet d’une plainte pour délit d’initié. Lors d’une croisière sur la Méditerranée, en juillet dernier, le trader avait soudain acheté un million d’actions de la société américaine Arch Chemicals, un titre sur lequel il n’avait jamais misé auparavant. Un pari apparemment risqué, mais qui s’était soldé par une formidable plus-value. Au matin du 11 juillet, l’annonce surprise du rachat de la compagnie par le Suisse Lonza avait fait bondir le titre. Le coup avait rapporté 16   millions de dollars au trader et à ses sociétés.

Les autorités américaines n’ont pas lésiné pour éclaircir les dessous du jackpot de Yomi Rodrig. La SEC a d’abord fait saisir 23 millions de dollars détenus par ses sociétés et partenaires à New York, puis adressé des commissions rogatoires en France, en Grande-Bretagne, au Luxembourg, aux Bahamas, en Hollande et en Suisse. Les enquêteurs américains ont fait saisir les e-mails et les relevés téléphoniques de la société, et interrogé huit de ses employés à Genève.

Un seul élément a échappé aux enquêteurs: le BlackBerry du trader. Yomi Rodrig a expliqué que son téléphone était devenu inutilisable après être «tombé dans l’eau» le 11 août dernier et qu’il disposait d’un devis de Swisscom pour le prouver. La SEC, qui cherchait à obtenir les SMS du trader et sa liste de contacts, considère cette disparition comme une destruction de preuves.

Malgré cette pièce manquante, la Commission dit être en mesure de prouver que «Yomi Rodrig et ses associés» étaient engagés dans des délits d’initiés en série depuis au moins 2007. Outre Yomi Rodrig et Antoine Khalife, le «réseau» s’étendrait à deux autres investisseurs genevois. Parmi eux, l’investisseur français L. S., surnommé le «génie des génies» sur des forums de boursicoteurs en ligne. Les bureaux de ces quatre traders au nez creux se trouvent tous à moins de 400 mètres l’un de l’autre au centre de Genève.

Interrogés par «Le Matin Dimanche», deux des quatre financiers jurent ne pas se connaître, ou seulement «de vue», et n’avoir jamais fait d’affaires ensemble. Tous nient vigoureusement les faits qui leur sont reprochés. Le fait que plusieurs d’entre eux aient misé sur le titre Telvent en juin dernier ne serait qu’un «hasard». Antoine Khalife, n’a pas répondu à nos messages.

Dans un retournement de situation inattendu, le 24  février, le gendarme boursier a proposé au juge de mettre fin aux poursuites lancées l’été dernier contre Yomi Rodrig. La SEC justifie cette demande par sa volonté d’instruire une affaire de plus grande ampleur contre les trois autres traders. L’entourage de Yomi Rodrig estime qu’au contraire, cet abandon des charges montre seulement à quel point «le dossier de la SEC est vide». Il nie avoir livré des informationssur les trois financiers genevois, qu’il dit ne pas connaître. Yomi Rodrig est défendu par une star du barreau new-yorkais, Ira Lee Sorkin, qui représente notamment Bernard Madoff.

SEC Motion to dismiss case against Yomi Rodrig

 

SEC vs Antoine Khalife