dans Bernard Madoff, suisse

La justice genevoise patine dans Madoff

Après cinq longues années d’enquête, le procureur Marc Tappolet pensait pouvoir boucler cet été l’inculpation du principal rabatteur européen de l’escroc, le fonds genevois Optimal. Pas si vite…

Une version de cet article est parue dans L’Hebdo du 7 août 2014.

La date du 21 août 2009 restera longtemps gravée dans la mémoire collective des gérants de fortune genevois. Ce jourlà, le procureur Marc Tappolet procédait à l’inculpation pénale d’une poignée d’entre eux, soupçonnés d’avoir participé, au moins «à l’insu de leur plein gré», à la fraude historique de Bernard Madoff.

Rarissimes, de telles accusations de «gestion déloyale avec dessein d’enrichissement» ont sonné comme un coup de tonnerre sur la place genevoise, si fière de la qualité de ses services, de l’intégrité de ses gérants et de leur compétence première: l’analyse et le conseil en matière de placement financier.

C’est sur ce plan, justement, que l’affaire Madoff était particulièrement douloureuse. Sur la courte liste des inculpés, les partenaires de la société de gestion de fortune Aurelia se voyaient reprocher d’avoir ignoré les règles de prudence les plus élémentaires en plaçant l’essentiel des avoirs de leurs clients – environ 800 millions de dollars – dans un seul fonds, qui s’est révélé être celui de l’escroc. Le tout en échange de juteuses commissions.

Les enjeux de la seconde inculpation étaient plus délicats encore. Celle-ci visait un financier réputé de la place, Manuel Echeverria, ex-patron de la société Optimal Investment Services, filiale suisse de la banque espagnole Santander.

Sous sa houlette, la firme genevoise Optimal, spécialisée dans les hedge funds, s’était hissée au rang de premier rabatteur européen de Madoff, y engloutissant 3,5 milliards de dollars de ses clients.

A la différence des associés d’Aurelia – considérés comme de relativement petits joueurs – Manuel Echeverria, Optimal et derrière eux la banque Santander maintenaient une relation directe et privilégiée avec l’aigrefin new-yorkais.

Ils étaient même aux premières loges pour observer le comportement étrange du magicien de Wall Street, qui appelait Manuel Echeverria par son prénom.

Selon l’expression d’usage en droit américain, ces liens font qu’Optimal «aurait pu ou aurait dû savoir» que les promesses de Madoff n’étaient qu’un leurre. Manuel Echeverria, en particulier, aurait ignoré des signaux émanant de partenaires et d’employés qui montraient au minimum que Bernard Madoff avait quelque chose à cacher, ou qui affirmaient carrément que ses rendements miraculeux ne pouvaient s’expliquer que par une seule technique: la fraude pyramidale.

Durant ces cinq dernières années, le liquidateur américain en charge de la faillite du fonds Madoff, Irving Picard, est parvenu à récupérer 9,5 milliards de dollars sur les 40 engloutis dans la fraude. Par le biais d’innombrables procédures en justice, il a pu rendre à ce jour plus de 5,2 milliards à un fonds d’indemnisation, qui a reçu 51 700 demandes de victimes, dans 119 pays, rassemblées sur 3 millions de pages.

Et qu’en est-il à Genève? Début juin, le procureur Marc Tappolet a informé les parties qu’il s’apprêtait enfin à boucler son enquête dans le dossier Echeverria.

Ne restait plus qu’un détail à régler. Un témoin clé de l’affaire, venu de Londres, devait être entendu lors d’une audience agendée le 22 juillet. Une fois cette déposition versée au dossier, le magistrat comptait tenir son «audience finale» en août, clôturant son instruction juste à temps pour la pause estivale.

Seulement voilà: le témoin n’est pas venu. Ce lapin posé à la justice genevoise menace de nouveau de geler toute la procédure. Il met surtout le procureur face à un dilemme. Si ce témoin refuse de venir s’expliquer à Genève de son propre gré, faut-il l’y contraindre?

Le Ministère public genevois doit-il s’engager dans une longue procédure de demande d’entraide avec la Grande-Bretagne pour aller recueillir son témoignage, alors que beaucoup, y compris au sein du parquet, estiment que ce dossier a déjà trop traîné?

La réponse est oui. Car plus l’enquête avance, plus l’intérêt grandit sur le récit de ce mystérieux témoin. Celui-ci devrait permettre de répondre à la question essentielle posée par l’affaire Madoff: pourquoi, face à une arnaque aussi crasse, les systèmes de contrôle d’une banque réputée comme Santander n’ont-ils pas fonctionné? Etait-il possible de déceler la fraude? Certains l’ont-ils comprise, et choisi de se taire par appât du gain?

Ce témoin s’appelle Rajiv Jaitly. Passé par l’Université agricole du Penjab puis celle de Londres, ce comptable de formation est devenu responsable en chef de l’évaluation des risques d’Optimal en 2006. A cette époque, la société genevoise gérait 5 milliards de dollars, dont plus de 3 avaient été placés en direct chez Madoff.

Très vite, avec d’autres collègues, Rajiv Jaitly avait posé des questions. De bonnes questions. Après une visite chez Bernard Madoff à New York, en février 2006, il avait noté que la société ressemblait plus à «une entreprise familiale cultivant le secret» qu’à un véritable fonds d’investissement. Il notait aussi que l’auditeur des comptes choisi par Madoff ne pouvait pas être considéré comme indépendant.

Plus grave: Rajiv Jaitly s’étonnait qu’Optimal n’ait jamais obtenu la preuve que Madoff réalisait bel et bien les transactions boursières qu’il disait effectuer. «Optimal n’a jamais demandé à Madoff comment il effectue ses transactions, observait Rajiv Jaitly. Je ne vois pas de raison de ne pas le faire.»

La remarque était plus que pertinente. Soumis à de fortes pressions en interne, notamment du service juridique, Manuel Echeverria s’est finalement décidé à demander des explications à Bernard Madoff sur la façon dont il opérait.

Dans un fax daté de septembre 2007, dont l’existence a été révélée par Le Temps en 2012, le Genevois s’adressait ainsi à l’escroc: «Comme je vous l’ai déjà dit, ceci touche à quelque chose que nous ne vous avions jamais demandé par le passé et (…) je respecterai votre décision de n’y répondre que partiellement, ou pas du tout.»

Bernard Madoff a refusé. Rajiv Jaitly a quitté Optimal et les affaires ont continué comme si de rien n’était jusqu’au 11 décembre 2008, avec le passage aux aveux du plus grand Ponzi de l’histoire.

Lors de son procès aux Etats-Unis, le bras droit de Bernard Madoff a révélé que la pyramide s’était finalement écroulée après une ultime demande de retrait de 250 millions de dollars de la société Optimal.

Jusqu’ici, Rajiv Jaitly n’a témoigné qu’une seule fois en justice, dans le cadre d’une plainte collective lancée aux Etats-Unis contre Optimal et Santander par des clients lésés. Le comptable avait été interrogé par voie de commission rogatoire en Angleterre, où il travaille désormais comme expert indépendant. Mais le temps que cette déposition parvienne au tribunal américain, un juge avait déjà classé la plainte contre Optimal, arguant du fait qu’une autre procédure se déroulait en parallèle à Genève.

La déposition de Rajiv Jaitly n’y a ainsi jamais été déposée à la Cour, et n’a donc jamais été rendue publique.

Selon nos informations, toutes les copies de la déposition auraient été détruites à la suite d’un accord passé entre les plaignants et Santander. Toutes ou presque. Une copie serait encore conservée dans les coffres des avocats américains de Santander aux Etats-Unis, mais ceux-ci refusent de la produire.

Aujourd’hui, les défenseurs de Manuel Echeverria et d’Optimal font tout pour empêcher que cette déposition tombe entre les mains du procureur genevois. Pour une bonne raison: son enquête est la dernière ouverte à ce jour sur les agissements d’Optimal. Et une personne s’y intéresse aujourd’hui particulièrement: Irving Picard.

Santander avait été un des tout premiers établissements à passer un accord amiable avec le liquidateur, en juin 2009, en lui rendant 235 millions de son fonds Madoff. C’était un très bon prix. A titre de comparaison, toujours à Genève, l’Union bancaire privée avait dû reverser près de 500 millions de dollars à Irving Picard en 2011.

Une éventuelle condamnation pénale de Manuel Echeverria pourrait tout remettre en question. Des clients lésés pourraient se retourner au civil contre lui et contre la banque, déclenchant une nouvelle vague de procès. Et Irving Picard pourrait du coup rouvrir le dossier Santander, réévaluant sa responsabilité dans la fraude.

Dans ce dossier, le meilleur allié des rabatteurs de Madoff semble être la lenteur de la justice genevoise qui, après cinq ans de procédure, ne parvient toujours pas à obtenir la déposition d’un des principaux témoins. Un proche de Manuel Echeverria se montre d’ailleurs confiant: «Pensez ce que vous voulez, nous sommes encore très, très loin d’une éventuelle condamnation.»

L’avocat de Manuel Echeverria, Saverio Lembo, n’a pas souhaité s’exprimer. Rajiv Jaitly n’a pas répondu à nos messages laissés sur son portable. Le procureur Marc Tappolet a lui aussi refusé tout commentaire, invoquant le secret de fonction.

En décembre dernier, le parquet de Genève indiquait au quotidien Le Temps que l’instruction dans l’autre dossier Madoff, celui de la société Aurelia, allait se terminer «dans les prochains mois». Son porte-parole maintient aujourd’hui que la procédure serait «à bout touchant»